Tartuffe Molière
Résumé :
Orgon, un personnage assez important, est tombé sous la coupe de Tartuffe, hypocrite et maladroit. Il est le seul (avec sa mère, Madame Pernelle) à en être dupe.
Tartuffe réussit à le manipuler en singeant la dévotion et a réussi à devenir son directeur de conscience. Cet aventurier se voit proposer la fille de son bienfaiteur en mariage, en même temps qu’il tente de séduire Elmire, beaucoup plus jeune que son mari. Démasqué grâce à un piège tendu par Elmire afin de convaincre son mari de l'hypocrisie de Tartuffe, il veut ensuite chasser Orgon de chez lui grâce à une donation inconsidérée que celui-ci lui a faite de ses biens. En se servant de papiers compromettants qu’Orgon lui a remis, il va le dénoncer au roi. Imprudence fatale : le roi a conservé son affection envers celui qui l’avait jadis bien servi. Il lui pardonne et c’est Tartuffe qui est arrêté.
Acte I
La pièce s'ouvre sur le départ mouvementé de Mme Pernelle, mère d'Orgon qui part, déçue et révoltée du train de vie que mènent ses petits enfants, sa belle fille et son beau-fils par alliance. Ainsi l'acte s'ouvre sur le chaos installé par Tartuffe dans cette famille bourgeoise moyenne. Orgon apparait alors. Il raconte avec émotion à Cléante sa première rencontre avec Tartuffe. Cléante s'inquiète quant au mariage de Mariane et de Valère.
Acte II
En effet Orgon veut briser son engagement envers Valère et marier sa fille Mariane à Tartuffe. Cette nouvelle cause une dispute entre les deux amants, dispute vite réglée par Dorine la servante, qui complote pour rétablir le calme dans la maison.
Acte III
Elmire essaye de prouver à Orgon l'hypocrisie de Tartuffe par une ruse. Orgon comprend son erreur, et veut faire fuir Tartuffe de sa maison .
Acte IV
Tartuffe contre-attaque: après avoir récupéré une correspondance cachée que l'ami d'Orgon a laissé chez lui, il contre-attaque. Des gendarmes viennent et laissent à Orgon et sa famille un sursis d'une journée pour vider la maison. Orgon comprend son erreur; la famille est dans le désespoir.
Acte V
Coup de théatre: Tartuffe arrive avec des gendarmes pour faire vider la maison. Il réclame l'arrestation d'Orgon, comme traitre au roi. Le gendarme (l'exempt) lui rétorque que c'est lui, Tartuffe qu'on va arrêter sur le champ sur ordre du roi. Tartuffe ne comprend pas. C'est le roi, en récompense des services rendus par Orgon, lui pardonne cette correspondance, et pour punir un délateur, punit Tartuffe, coupable d'un crime commis avant le temps de la pièce.
Ainsi la pièce se termine dans la joie, car de ce fait et par autorité royale, le roi annule les papiers signés par Orgon et faisant acte de donation à Tartuffe.
Les thèmes
Dans Le Tartuffe de Molière, plusieurs thèmes sont traités. Le plus important est celui de l' hypocrisie autour duquel rayonnent d'autres thèmes comme la religion et le mariage forcé
* le thème de l'hypocrisie : parmi les thèmes abordés dans la pièce, l'hypocrisie en est le plus important. On peut classer Le Tartuffe dans la lignée des autres pièces de Molière, l'Avare, Les Précieuses ridicules, Le Bourgeois gentilhomme, Le Misanthrope, destinées à dépeindre et ridiculiser un vice. Molière précise dans son introduction que son objectif premier est de dépeindre « un méchant homme » . Il précise en outre que « l'hypocrysie est dans l'État, un vice bien plus dangereux que tous les autres ». Un hypocrite est une personne dont les actes ne correspondent pas à la pensée. Tartuffe est un personnage qui ne révèle pas ses sentiments intérieurs. Molière va donc pendant deux actes présenter Tartuffe au travers des descriptions qu'en font les autres personnages sans jamais le montrer. Son objectif est clairement avoué : que le spectateur se fasse une opinion du personnage avant que celui-ci n'apparaisse. Dès la première scène, le personnage est campé, décrit par Damis comme un « cagot de critique », par Dorine comme « un gueux, qui quand il vint n'avait pas de soulier » et qui se comporte en maitre, un hypocrite et un jaloux, un goinfre et un bon vivant (scène IV). Orgon lui le voit comme un humble, un doux, priant avec de grands soupirs, refusant l'aumône et se chargeant de tous les péchés, un être vertueux combattant tous les vices. Sous cette humilité se cache un ambitieux qui a pris le pouvoir dans la maison d'Orgon. Ainsi la double facette du personnage est présentée et quand Tartuffe paraît, le spectateur connait déjà la duplicité de ce faux dévot et se demande seulement comment « les honnêtes gens » vont réussir à mettre à jour sa supercherie. Son attirance pour Elmire qu'il ne peut cacher semble être son point faible mais quand il est accusé de ce fait, il abonde tant dans ce sens, se traitant lui-même plus bas que terre ( méchant, coupable, scélérat, chargé de souillure, de crimes et d'ordures, perfide, infâme, perdu, homicide) qu'il coupe l'herbe sous les pieds de ses accusateurs et se pose en victime. Il faudra qu'Orgon lui même soit témoin de la scène pour qu'il comprenne enfin le personnage capable de dire de la morale « ce n'est pas pécher que pécher en silence » et d'Orgon « Je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire ». * Le thème de la religion : le 17e siècle est un siècle très pieux d'où l'interdiction de la pièce pendant 5 ans car elle constituait une atteinte à la religion et pouvait prêter à confusion entre les vrais et les faux devots. Pour combattre l'hypocrisie, Molière a choisi de présenter un faux dévot. Donc, bien que Molière s'en défende, la religion semble être un thème important de la pièce. Le champ lexical emprunte de nombreux termes à la religion : Dieu y est constamment invoqué, on parle de péché, d'enfer, de tentation, de dévotion, de repentir, de pardon, de charité, de conscience et de bénédiction. Cléante, dans la scène V de l'acte I attaque férocement cette religion de façade et les faux dévots d'autant plus dangereux qu'ils utilisent comme armes pour régenter le monde des principes religieux que leurs interlocuteurs respectent profondément. Il leur oppose les dévots de cœur, ceux dont les actes sont humains et discrets, qui s'attaquent au péché et non pas au pécheur. Molière présente ainsi deux pratiques religieuses, une condamnable et l'autre respectable. Pour avocat, il se sert de Cléante personnage qui représente l'honnête homme à la religieux aimable et modérée. * le thème du mariage forcé : présent dans la pièce, il reste un thème secondaire.
Les réactions
La pièce présentée en mai 1664, en avant-première, devant le roi, est une pièce inachevée en 3 actes. Mais son contenu déjà soulève l’indignation du parti des dévots. La Compagnie du Saint-Sacrement usa de son influence pour faire interdire la pièce, en faisant pression sur Louis XIV qui, contrairement à eux, a aimé la pièce. Ils y voyaient une attaque en règle de la religion et des valeurs qu’ils véhiculaient. En effet, derrière la critique de l’hypocrisie, thème principal de la pièce, se cache aussi une attaque du rôle très influent de certains dévots directeurs de conscience, capteurs d’héritage.
Après quelques représentations privées, Molière tente de jouer sa pièce sous le titre de Panulphe ou l’Imposteur en août 1667. Mais après une seule représentation, la pièce est de nouveau interdite par le responsable de la police avec l’argument « ce n’est pas au théâtre de prêcher l’Évangile ». L’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe de Beaumont, menace même d’excommunication toute personne qui tenterait de représenter ou d’écouter la pièce, car il lui reproche d’être une critique virulente de la religion.
Ce n’est que le 1er février 1669 que Molière reçoit de Louis XIV l’autorisation de jouer sa pièce qui reprend alors son titre initial de Le Tartuffe. Louis XIV, en effet peut autoriser cette version car de 1664 à 1669 le climat politique, social et moral français a beaucoup évolué : mort d'Anne d'Autriche et dissolution de son cercle d'intimes, dissolution, sur ordre de Louis XIV, de la compagnie du Saint-Sacrement et pour finir, signature de la "Paix de l'Église" : fin du débat qui opposait depuis longtemps Louis XIV et le Pape.
Les intentions de Molière
En écrivant cette pièce, Molière s’attaque à un bastion très influent : les dévots. Parmi eux se trouvent des hommes religieux sincères mais aussi des manipulateurs conscients du pouvoir que peut leur apporter la dévotion. C’est cette seconde catégorie que Molière tente de critiquer.
Mais il dépeint aussi une famille aisée de la grande bourgeoisie. Orgon, ayant établi sa position financière, cherche une sorte de légitimité religieuse. Comme tous les grands bourgeois dépeints par Molière, il fait preuve d’une certaine naïveté. Il pratique une sorte de dictature sur ses enfants. Le thème du mariage forcé, si contraire aux principes de Molière, est présent dans la pièce.
La pièce est ancrée dans la réalité historique avec l’allusion à la Fronde, qui a déchiré la France une quinzaine d’années auparavant. Le roi y apparaît plein de mansuétude et de sagesse.
Gravitent autour d’Orgon et de Tartuffe (qui n’apparaît que très tardivement, à la scène 2 de l'acte III) les personnages chers à Molière : les enfants naïfs et impétueux (Damis, Marianne et Valère), les personnages sages et raisonnables (Elmire et Cléante), la servante pleine de bon sens au franc parler (Dorine), la vieille dame hors du temps et de la raison (Mme Pernelle).
Malgré tous ces ingrédients qui font de Tartuffe une comédie de facture assez classique, la pièce reste révolutionnaire par sa mise en cause d’une religion qui devient dictature. Elle est, avec Dom Juan, une des pièces qui a soulevé le plus de polémiques et d’oppositions.
Molière a également pour intention de critiquer les mœurs, les hommes et leurs rapports sociaux.
Personnages
* Mme Pernelle, mère d’Orgon.
* Orgon, mari d’Elmire.
* Elmire, femme d’Orgon.
* Damis, fils d’Orgon.
* Mariane, fille d’Orgon et amante de Valère.
* Valère, amant de Mariane.
* Cléante, beau-frère d’Orgon.
* Tartuffe, faux dévot.
* Dorine, suivante de Mariane.
* M. Loyal, sergent.
* Un Exempt.
* Flipote, servante de Mme Pernelle.
La scène est à Paris
Madame Pernelle et Flipote sa servante, Elmire, Mariane, Dorine, Damis, Cléante Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons, que d’eux je me délivre.
Elmire
Vous marchez d’un tel pas qu’on a peine à vous suivre.
Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin : Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.
Elmire
De ce que l’on vous doit envers vous on s’acquitte. Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?
Madame Pernelle
C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci, Et que de me complaire on ne prend nul souci. Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée : Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée, On n’y respecte rien, chacun y parle haut, Et c’est tout justement la cour du roi Pétaut.
Dorine
Si...
Madame Pernelle
Vous êtes, mamie, une fille suivante Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente : Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
Damis
Mais...
Madame Pernelle
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ; C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ; Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père, Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement, Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
Mariane
Je crois...
Madame Pernelle
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrette, Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ; Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort, Et vous menez sous chape un train que je hais fort.
Elmire
Mais, ma mère,...
Madame Pernelle
Ma bru, qu’il ne vous en déplaise, Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ; Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux, Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux. Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse, Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse. Quiconque à son mari veut plaire seulement, Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.
Cléante
Mais, Madame, après tout...
Madame Pernelle
Pour vous, Monsieur son frère, Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ; Mais enfin, si j’étois de mon fils, son époux, Je vous prierois bien fort de n’entrer point chez nous. Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre. Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur, Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur.
Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...
Madame Pernelle
C’est un homme de bien, qu’il faut que l’on écoute ; Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux De le voir querellé par un fou comme vous.
Damis
Quoi ? je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique, Et que nous ne puissions à rien nous divertir, Si ce beau Monsieur-là n’y daigne consentir ?
Dorine
S’il le faut écouter et croire à ses maximes, On ne peut faire rien qu’on ne fasse des crimes ; Car il contrôle tout, ce critique zélé.
Madame Pernelle
Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé. C’est au chemin du Ciel qu’il prétend vous conduire, Et mon fils à l’aimer vous devroit tous induire.
Damis
Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père ni rien Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien : Je trahirois mon cœur de parler d’autre sorte ; Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte ; J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied plat Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.
Dorine
Certes, c’est une chose aussi qui scandalise, De voir qu’un inconnu céans s’impatronise, Qu’un gueux qui, quand il vint, n’avoit pas de souliers Et dont l’habit entier valoit bien six deniers, En vienne jusque-là que de se méconnaître, De contrarier tout, et de faire le maître.
Madame Pernelle
Hé ! merci de ma vie ? il en iroit bien mieux, Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.
Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie : Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie. Madame Pernelle Voyez la langue !
Dorine
A lui, non plus qu’à son Laurent, Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.
Madame Pernelle
J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ; Mais pour homme de bien, je garantis le maître. Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités. C’est contre le péché que son cœur se courrouce, Et l’intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.
Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps, Ne sauroit-il souffrir qu’aucun hante céans ? En quoi blesse le Ciel une visite honnête, Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ? Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ? Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.
Madame Pernelle
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites. Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites. Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez, Ces carrosses sans cesse à la porte plantés, Et de tant de laquais le bruyant assemblage Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage. Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ; Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.
Cléante
Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu’on ne cause ? Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose, Si pour les sots discours où l’on peut être mis, Il falloit renoncer à ses meilleurs amis. Et quand même on pourroit se résoudre à le faire, Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ? Contre la médisance il n’est point de rempart. A tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ; Efforçons-nous de vivre avec toute innocence, Et laissons aux causeurs une pleine licence.
Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux Ne seroient-ils point ceux qui parlent mal de nous ? Ceux de qui la conduite offre le plus à rire Sont toujours sur autrui les premiers à médire ; Ils ne manquent jamais de saisir promptement L’apparente lueur du moindre attachement, D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie, Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie : Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs, Ils pensent dans le monde autoriser les leurs, Et sous le faux espoir de quelque ressemblance, Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence, Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire. On sait qu’Orante mène une vie exemplaire : Tous ses soins vont au Ciel ; et j’ai su par des gens Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.
Dorine
L’exemple est admirable, et cette dame est bonne ! Il est vrai qu’elle vit en austère personne ; Mais l’âge dans son âme a mis ce zèle ardent, Et l’on sait qu’elle est prude à son corps défendant. Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de tous ses avantages ; Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser, Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer, Et du voile pompeux d’une haute sagesse De ses attraits usés déguiser la foiblesse. Ce sont là les retours des coquettes du temps. Il leur est dur de voir déserter les galants. Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude Ne voit d’autre recours que le métier de prude ; Et la sévérité de ces femmes de bien Censure toute chose, et ne pardonne à rien ; Hautement d’un chacun elles blâment la vie, Non point par charité, mais par un trait d’envie, Qui ne sauroit souffrir qu’une autre ait les plaisirs Dont le penchant de l’âge a sevré leurs desirs.
Madame Pernelle
Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire. Ma bru, l’on est chez vous contrainte de se taire, Car Madame à jaser tient le dé tout le jour. Mais enfin je prétends discourir à mon tour : Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ; Que le Ciel au besoin l’a céans envoyé Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ; Que pour votre salut vous le devez entendre, Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre. Ces visites, ces bals, ces conversations Sont du malin esprit toutes inventions. Là jamais on n’entend de pieuses paroles : Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ; Bien souvent le prochain en a sa bonne part, Et l’on y sait médire et du tiers et du quart. Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées De la confusion de telles assemblées : Mille caquets divers s’y font en moins de rien ; Et comme l’autre jour un docteur dit fort bien, C’est véritablement la tour de Babylone, Car chacun y babille, et tout du long de l’aune ; Et pour conter l’histoire où ce point l’engagea... Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ! Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire, Et sans... Adieu, ma bru : je ne veux plus rien dire. Sachez que pour céans j’en rabats de moitié, Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles. Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles. Marchons, gaupe, marchons.
modifier I, 2
Cléante, Dorine Cléante
Je n’y veux point aller, De peur qu’elle ne vînt encor me quereller, Que cette bonne femme...
Dorine
Ah ! certes, c’est dommage Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage : Elle vous diroit bien qu’elle vous trouve bon, Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom.
Cléante
Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée ! Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée !
Dorine
Oh ! vraiment tout cela n’est rien au prix du fils, Et si vous l’aviez vu, vous diriez : "C’est bien pis !" Nos troubles l’avoient mis sur le pied d’homme sage, Et pour servir son prince il montra du courage ; Mais il est devenu comme un homme hébété, Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ; Il l’appelle son frère, et l’aime dans son âme Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille, et femme. C’est de tous ses secrets l’unique confident, Et de ses actions le directeur prudent ; Il le choie, il l’embrasse, et pour une maîtresse On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ; A table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ; Avec joie il l’y voit manger autant que six ; Les bons morceaux de tout, il fait qu’on les lui cède ; Et s’il vient à roter, il lui dit : "Dieu vous aide !".
(C’est une servante qui parle.)
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ; Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ; Ses moindres actions lui semblent des miracles, Et tous les mots qu’il dit sont pour lui de oracles. Lui, qui connoît sa dupe et qui veut en jouir, Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir ; Son cagotisme en tire à toute heure des sommes, Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes. Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ; Il vient nous sermonner avec des yeux farouches, Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches. Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints, Disant que nous mêlions, par un crime effroyable, Avec la sainteté les parures du diable.
modifier I, 3
Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine Elmire
Vous êtes bien heureux de n’être point venu Au discours qu’à la porte elle nous a tenu. Mais j’ai vu mon mari ! comme il ne m’a point vue, Je veux aller là-haut attendre sa venue.
Cléante
Moi, je l’attends ici pour moins d’amusement, Et je vais lui donner le bonjour seulement.
Damis
De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose. J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose, Qu’il oblige mon père à des détours si grands ; Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends. Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère, La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ; Et s’il falloit...
Dorine
Il entre.
modifier I, 4
Orgon, Cléante, Dorine Orgon
Ah ! mon frère, bonjour.
Cléante
Je sortois, et j’ai joie à vous voir de retour. La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.
Orgon
Dorine... Mon beau-frère, attendez, je vous prie : Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci, Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici. Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ? Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?
Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir, Avec un mal de tête étrange à concevoir.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille. Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
Le soir, elle eut un grand dégoût, Et ne put au souper toucher à rien du tout, Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle !
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Il soupa, lui tout seul, devant elle, Et fort dévotement il mangea deux perdrix, Avec une moitié de gigot en hachis.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
La nuit se passa toute entière Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ; Des chaleurs l’empêchoient de pouvoir sommeiller, Et jusqu’au jour près d’elle il nous fallut veiller.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Pressé d’un sommeil agréable, Il passa dans sa chambre au sortir de la table, Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain, Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
A la fin, par nos raisons gagnée, Elle se résolut à souffrir la saignée, Et le soulagement suivit tout aussitôt.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Il reprit courage comme il faut, Et contre tous les maux fortifiant son âme, Pour réparer le sang qu’avoit perdu Madame, But à son déjeuner quatre grands coups de vin.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
Tous deux se portent bien enfin ; Et je vais à Madame annoncer par avance La part que vous prenez à sa convalescence.
modifier I, 5
Orgon, Cléante Cléante
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous ; Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux, Je vous dirai tout franc que c’est avec justice. A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ? Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui A vous faire oublier toutes choses pour lui, Qu’après avoir chez vous réparé sa misère, Vous en veniez au point ?...
Orgon
Alte-là, mon beau-frère : Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.
Cléante
Je ne le connois pas, puisque vous le voulez ; Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...
Orgon
Mon frère, vous seriez charmé de le connoître, Et vos ravissements ne prendroient point de fin. C’est un homme... qui,... ha ! un homme... un homme enfin. Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde, Et comme du fumier regarde tout le monde. Oui, je deviens tout autre avec son entretien ; Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien, De toutes amitiés il détache mon âme ; Et je verrois mourir frère, enfants, mère et femme, Que je m’en soucierois autant que de cela.
Cléante
Les sentiments humains, mon frère, que voilà !
Orgon
Ha ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre, Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre. Chaque jour à l’église il venoit, d’un air doux, Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux. Il attiroit les yeux de l’assemblée entière Par l’ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière ; Il faisoit des soupirs, de grands élancements, Et baisoit humblement la terre à tous moments ; Et lorsque je sortois, il me devançoit vite, Pour m’aller à la porte offrir de l’eau bénite. Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitoit, Et de son indigence, et de ce qu’il étoit, Je lui faisois des dons ; mais avec modestie Il me vouloit toujours en rendre une partie. "C’est trop, me disoit-il, c’est trop de la moitié ; Je ne mérite pas de vous faire pitié" ; Et quand je refusois de le vouloir reprendre, Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre. Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer, Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer. Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ; Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux, Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux. Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle : Il s’impute à péché la moindre bagatelle ; Un rien presque suffit pour le scandaliser ; Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser D’avoir pris une puce en faisant sa prière, Et de l’avoir tuée avec trop de colère.
Cléante
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je croi. Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ? Et que prétendez-vous que tout ce badinage ?...
Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage : Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ; Et comme je vous l’ai plus de dix fois prêché, Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire : Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux. C’est être libertin que d’avoir de bons yeux, Et qui n’adore pas de vaines simagrées N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées. Allez, tous vos discours ne me font point de peur : Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur, De tous vos façonniers on n’est point les esclaves. Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ; Et comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit, Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace, Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace. Hé quoi ? vous ne ferez nulle distinction Entre l’hypocrisie et la dévotion ? Vous les voulez traiter d’un semblable langage, Et rendre même honneur au masque qu’au visage, Egaler l’artifice à la sincérité, Confondre l’apparence avec la vérité, Estimer le fantôme autant que la personne, Et la fausse monnoie à l’égal de la bonne ? Les hommes la plupart sont étrangement faits ! Dans la juste nature on ne les voit jamais ; La raison a pour eux des bornes trop petites ; En chaque caractère ils passent ses limites ; Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent Pour la vouloir outrer et pousser trop avant. Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.
Orgon
Oui, vous êtes sans doute un docteur qu’on révère ; Tout le savoir du monde est chez vous retiré ; Vous êtes le seul sage et le seul éclairé, Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ; Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.
Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré, Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré. Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science, Du faux avec le vrai faire la différence. Et comme je ne vois nul genre de héros Qui soient plus à priser que les parfaits dévots, Aucune chose au monde et plus noble et plus belle Que la sainte ferveur d’un véritable zèle, Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux, Que ces francs charlatans, que ces dévots de place, De qui la sacrilège et trompeuse grimace Abuse impunément et se joue à leur gré De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré, Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise, Font de dévotion métier et marchandise, Et veulent acheter crédit et dignités A prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés, Ces gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune Par le chemin du Ciel courir à leur fortune, Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour, Et prêchent la retraite au milieu de la cour, Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices, Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices, Et pour perdre quelqu’un couvrent insolemment De l’intérêt du Ciel leur fier ressentiment, D’autant plus dangereux dans leur âpre colère, Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère, Et que leur passion, dont on leur sait bon gré, Veut nous assassiner avec un fer sacré. De ce faux caractère on en voit trop paroître ; Mais les dévots de cœur sont aisés à connoître. Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux : Regardez Ariston, regardez Périandre, Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ; Ce titre par aucun ne leur est débattu ; Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ; On ne voit point en eux ce faste insupportable, Et leur dévotion est humaine, est traitable ; Ils ne censurent point toutes nos actions : Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ; Et laissant la fierté des paroles aux autres, C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres. L’apparence du mal a chez eux peu d’appui, Et leur âme est portée à juger bien d’autrui. Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ; On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre ; Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement ; Ils attachent leur haine au péché seulement, Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême, Les intérêts du Ciel plus qu’il ne veut lui-même. Voilà mes gens, voilà comme il en faut user, Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer. Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle : C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle : Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.
Orgon
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?
Cléante
Oui.
Orgon
Je suis votre valet. (Il veut s’en aller.)
Cléante
De grâce, un mot, mon frère. Laissons là ce discours. Vous savez que Valère Pour être votre gendre a parole de vous ?
Orgon
Oui.
Cléante
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.
Orgon
Il est vrai.
Cléante
Pourquoi donc en différer la fête
Orgon
Je ne sais.
Cléante
Auriez-vous autre pensée en tête ?
Orgon
Peut-être.
Cléante
Vous voulez manquer à votre foi ?
Orgon
Je ne dis pas cela.
Cléante
Nul obstacle, je croi, Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.
Orgon
Selon.
Cléante
Pour dire un mot faut-il tant de finesses ? Valère sur ce point me fait vous visiter.
Orgon
Le Ciel en soit loué !
Cléante
Mais que lui reporter ?
Orgon
Tout ce qu’il vous plaira.
Cléante
Mais il est nécessaire De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?
Orgon
De faire Ce que le Ciel voudra.
Cléante
Mais parlons tout de bon. Valère a votre foi : la tiendrez-vous, ou non ?
Orgon
Adieu.
Cléante
Pour son amour je crains une disgrâce, Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.
modifier Acte II modifier II, 1
Orgon, Mariane Orgon
Mariane.
Mariane
Mon père.
Orgon
Approchez, j’ai de quoi Vous parler en secret.
Mariane
Que cherchez-vous ?
Orgon (Il regarde dans un petit cabinet.)
Je voi Si quelqu’un n’est point là qui pourroit nous entendre ; Car ce petit endroit est propre pour surprendre. Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous Reconnu de tout temps un esprit assez doux, Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.
Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.
Orgon
C’est fort bien dit, ma fille ; et pour le mériter, Vous devez n’avoir soin que de me contenter.
Mariane
C’est où je mets aussi ma gloire la plus haute.
Orgon
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?
Mariane
Qui, moi ?
Orgon
Vous. Voyez bien comme vous répondrez.
Mariane
Hélas ! j’en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.
Orgon
C’est parler sagement. Dites-moi donc, ma fille, Qu’en toute sa personne un haut mérite brille, Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous seroit doux De le voir par mon choix devenir votre époux. Eh ?
(Mariane se recule avec surprise.)
Mariane
Eh ?
Orgon
Qu’est-ce ?
Mariane
Plaît-il ?
Orgon
Quoi ?
Mariane
Me suis-je méprise ?
Orgon
Comment ?
Mariane
Qui voulez-vous, mon père, que je dise Qui me touche le cœur, et qu’il me seroit doux De voir par votre choix devenir mon époux ?
Orgon
Tartuffe.
Mariane
Il n’en est rien, mon père, je vous jure. Pourquoi me faire dire une telle imposture ?
Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ; Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.
Mariane
Quoi ? vous voulez, mon père ?...
Orgon
Oui, je prétends, ma fille, Unir par votre hymen Tartuffe à ma famille. Il sera votre époux, j’ai résolu cela ; Et comme sur vos vœux je...
modifier II, 2
Dorine, Orgon, Mariane
Orgon
Que faites-vous là ? La curiosité qui vous presse est bien forte, Mamie, à nous venir écouter de la sorte.
Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part De quelque conjecture, ou d’un coup de hasard Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle, Et j’ai traité cela de pure bagatelle.
Orgon
Quoi donc ? la chose est-elle incroyable ?
Dorine
A tel point, Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point.
Orgon
Je sais bien le moyen de vous le faire croire.
Dorine
Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.
Orgon
Je conte justement ce qu’on verra dans peu.
Dorine
Chansons !
Orgon
Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.
Dorine
Allez, ne croyez point à Monsieur votre père : Il raille.
Orgon
Je vous dis...
Dorine
Non, vous avez beau faire, On ne vous croira point.
Orgon
A la fin mon courroux...
Dorine
Hé bien ! on vous croit donc, et c’est tant pis pour vous. Quoi ? se peut-il, Monsieur, qu’avec l’air d’homme sage Et cette large barbe au milieu du visage, Vous soyez assez fou pour vouloir ?...
Orgon
Ecoutez : Vous avez pris céans certaines privautés Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, mamie.
Dorine
Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie. Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ? Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot : Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense. Et puis, que vous apporte une telle alliance ? A quel sujet aller, avec tout votre bien, Choisir un gendre gueux ?...
Orgon
Taisez-vous. S’il n’a rien, Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère. Sa misère est sans doute une honnête misère ; Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever, Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver Par son trop peu de soin des choses temporelles, Et sa puissante attache aux choses éternelles. Mais mon secours pourra lui donner les moyens De sortir d’embarras et rentrer dans ses biens : Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ; Et tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.
Dorine
Oui, c’est lui qui le dit ; et cette vanité, Monsieur, ne sied pas bien avec la piété. Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance, Et l’humble procédé de la dévotion Souffre mal les éclats de cette ambition. A quoi bon cet orgueil ?... Mais ce discours vous blesse : Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse. Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui, D’une fille comme elle un homme comme lui ? Et ne devez-vous pas songer aux bienséances, Et de cette union prévoir les conséquences ? Sachez que d’une fille on risque la vertu, Lorsque dans son hymen son goût est combattu, Que le dessein d’y vivre en honnête personne Dépend des qualités du mari qu’on lui donne, Et que ceux dont partout on montre au doigt le front Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont. Il est bien difficile enfin d’être fidèle A de certains maris faits d’un certain modèle ; Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait Est responsable au Ciel des fautes qu’elle fait. Songez à quels périls votre dessein vous livre.
Orgon
Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre.
Dorine
Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.
Orgon
Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons : Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père. J’avois donné pour vous ma parole à Valère ; Mais outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin, Je le soupçonne encor d’être un peu libertin : Je ne remarque point qu’il hante les églises.
Dorine
Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises, Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?
Orgon
Je ne demande pas votre avis là-dessus. Enfin avec le Ciel l’autre est le mieux du monde, Et c’est une richesse à nulle autre seconde. Cet hymen de tous biens comblera vos desirs, Il sera tout confit en douceurs et plaisirs. Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles, Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles ; A nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez, Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
Dorine
Elle ? elle n’en fera qu’un sot, je vous assure.
Orgon
Ouais ! quels discours !
Dorine
Je dis qu’il en a l’encolure, Et que son ascendant, Monsieur, l’emportera Sur toute la vertu que votre fille aura.
Orgon
Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire, Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.
Dorine
Je n’en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
(Elle l’interrompt toujours au moment qu’il se retourne pour parler à sa fille.)
Orgon
C’est prendre trop de soin : taisez-vous, s’il vous plaît.
Dorine
Si l’on ne vous aimoit...
Orgon
Je ne veux pas qu’on m’aime.
Dorine
Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même.
Orgon
Ah !
Dorine
Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.
Orgon
Vous ne vous tairez point ?
Dorine
C’est une conscience Que de vous laisser faire une telle alliance.
Orgon
Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés... ?
Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?
Orgon
Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises, Et tout résolûment je veux que tu te taises.
Dorine
Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.
Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.
(Se retournant vers sa fille.)
A ne m’en point parler, ou... : suffit. Comme sage, J’ai pesé mûrement toutes choses.
Dorine
J’enrage De ne pouvoir parler. (Elle se tait lorsqu’il tourne la tête.)
Orgon
Sans être damoiseau, Tartuffe est fait de sorte...
Dorine
Oui, c’est un beau museau.
Orgon
Que quand tu n’aurois même aucune sympathie Pour tous les autres dons...
(Il se retourne devant elle, et la regarde les bras croisés.)
Dorine
La voilà bien lotie ! Si j’étois en sa place, un homme assurément Ne m’épouseroit pas de force impunément ; Et je lui ferois voir bientôt après la fête Qu’une femme a toujours une vengeance prête.
Orgon
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?
Dorine
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.
Orgon
Qu’est-ce que tu fais donc ?
Dorine
Je me parle à moi-même.
Orgon
Fort bien. Pour châtier son insolence extrême, Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de lui donner un soufflet ; et Dorine, à chaque coup d’œil qu’il jette, se tient droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein... Croire que le mari... que j’ai su vous élire... Que ne te parles-tu ?
Dorine
Je n’ai rien à me dire.
Orgon
Encore un petit mot.
Dorine
Il ne me plaît pas, moi.
Orgon
Certes, je t’y guettois.
Dorine
Quelque sotte, ma foi !
Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance, Et montrer pour mon choix entière déférence.
Dorine (en s’enfuyant)
Je me moquerois fort de prendre un tel époux.
(Il lui veut donner un soufflet et la manque.)
Orgon
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous, Avec qui sans péché je ne saurois plus vivre. Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre : Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu, Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.
modifier II, 3
Dorine, Mariane
Dorine
Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole, Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ? Souffrir qu’on vous propose un projet insensé, Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !
Mariane
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?
Dorine
Ce qu’il faut pour parer une telle menace.
Mariane
Quoi ?
Dorine
Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui, Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui, Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire, C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire, Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant, Il le peut épouser sans nul empêchement.
Mariane
Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire, Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.
Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas ; L’aimez-vous, je vous prie, ou ne l’aimez-vous pas ?
Mariane
Ah ! qu’envers mon amour ton injustice est grande, Dorine ! me dois-tu faire cette demande ? T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur, Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?
Dorine
Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche, Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?
Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d’en douter, Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.
Dorine
Enfin, vous l’aimez donc ?
Mariane
Oui, d’une ardeur extrême.
Dorine
Et selon l’apparence il vous aime de même ?
Mariane
Je le crois.
Dorine
Et tous deux brûlez également De vous voir mariés ensemble ?
Mariane
Assurément.
Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?
Mariane
De me donner la mort si l’on me violente.
Dorine
Fort bien : c’est un recours où je ne songeois pas ; Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras ; Le remède sans doute est merveilleux. J’enrage Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.
Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends ! Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.
Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes Et dans l’occasion mollit comme vous faites.
Mariane
Mais que veux-tu ? si j’ai de la timidité.
Dorine
Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté.
Mariane
Mais n’en gardé-je pas pour les feux de Valère ? Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?
Dorine
Mais quoi ? si votre père est un bourru fieffé, Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé Et manque à l’union qu’il avoit arrêtée, La faute à votre amant doit-elle être imputée ?
Mariane
Mais par un haut refus et d’éclatants mépris Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris ? Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille, De la pudeur du sexe et du devoir de fille ? Et veux-tu que mes feux par le monde étalés... ?
Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez Etre à Monsieur Tartuffe ; et j’aurois, quand j’y pense, Tort de vous détourner d’une telle alliance. Quelle raison aurois-je à combattre vos vœux ? Le parti de soi-même est fort avantageux. Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ? Certes Monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose, N’est pas un homme, non, qui se mouche du pié, Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié. Tout le monde déjà de gloire le couronne ; Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ; Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri : Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
Mariane
Mon Dieu !...
Dorine
Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme, Quand d’un époux si beau vous vous verrez la femme !
Mariane
Ha ! cesse, je te prie, un semblable discours, Et contre cet hymen ouvre-moi du secours, C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.
Dorine
Non, il faut qu’une fille obéisse à son père, Voulût-il lui donner un singe pour époux. Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ? Vous irez par le coche en sa petite ville, Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile, Et vous vous plairez fort à les entretenir. D’abord chez le beau monde on vous fera venir ; Vous irez visiter, pour votre bienvenue, Madame la baillive et Madame l’élue, Qui d’un siége pliant vous feront honorer. Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer Le bal et la grand’bande, à savoir, deux musettes, Et parfois Fagotin et les marionnettes, Si pourtant votre époux...
Mariane
Ah ! tu me fais mourir. De tes conseils plutôt songe à me secourir.
Dorine
Je suis votre servante.
Mariane
Eh ! Dorine, de grâce...
Dorine
Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.
Mariane
Ma pauvre fille !
Dorine
Non.
Mariane
Si mes vœux déclarés...
Dorine
Point : Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.
Mariane
Tu sais qu’à toi toujours je me suis confiée : Fais-moi...
Dorine
Non, vous serez, ma foi ! tartuffiée.
Mariane
Hé bien ! puisque mon sort ne sauroit t’émouvoir, Laisse-moi désormais toute à mon désespoir : C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide, Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
(Elle veut s’en aller.)
Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux. Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.
Mariane
Vois-tu, si l’on m’expose à ce cruel martyre, Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.
Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.
modifier II, 4
Valère, Mariane, Dorine
Valère
On vient de débiter, Madame, une nouvelle Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.
Mariane
Quoi ?
Valère
Que vous épousez Tartuffe.
Mariane
Il est certain Que mon père s’est mis en tête ce dessein.
Valère
Votre père, Madame...
Mariane
A changé de visée : La chose vient par lui de m’être proposée.
Valère
Quoi ? sérieusement ?
Mariane
Oui, sérieusement. Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.
Valère
Et quel est le dessein où votre âme s’arrête. Madame ?
Mariane
Je ne sais.
Valère
La réponse est honnête. Vous ne savez ?
Mariane
Non.
Valère
Non ?
Mariane
Que me conseillez-vous ?
Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.
Mariane
Vous me le conseillez ?
Valère
Oui.
Mariane
Tout de bon ?
Valère
Sans doute : Le choix est glorieux, et vaut bien qu’on l’écoute.
Mariane
Hé bien ! c’est un conseil, Monsieur, que je reçois.
Valère
Vous n’aurez pas grand’peine à le suivre, je crois.
Mariane
Pas plus qu’à le donner en a souffert votre âme.
Valère
Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, Madame.
Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.
Dorine
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.
Valère
C’est donc ainsi qu’on aime ? Et c’étoit tromperie Quand vous...
Mariane
Ne parlons point de cela, je vous prie. Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter Celui que pour époux on me veut présenter : Et je déclare, moi, que je prétends le faire, Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.
Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions. Vous aviez pris déjà vos résolutions ; Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole Pour vous autoriser à manquer de parole.
Mariane
Il est vrai, c’est bien dit.
Valère
Sans doute ; et votre cœur N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
Mariane
Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.
Valère
Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ; Et je sais où porter et mes vœux et ma main.
Mariane
Ah ! je n’en doute point ; et les ardeurs qu’excite Le mérite...
Valère
Mon Dieu, laissons là le mérite : J’en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi. Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi, Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte, Consentira sans honte à réparer ma perte.
Mariane
La perte n’est pas grande ; et de ce changement Vous vous consolerez assez facilement.
Valère
J’y ferai mon possible, et vous le pouvez croire. Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ; Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins : Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins ; Et cette lâcheté jamais ne se pardonne, De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.
Mariane
Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.
Valère
Fort bien ; et d’un chacun il doit être approuvé. Hé quoi ? vous voudriez qu’à jamais dans mon âme Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme, Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras, Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?
Mariane
Au contraire : pour moi, c’est ce que je souhaite ; Et je voudrois déjà que la chose fût faite.
Valère
Vous le voudriez ?
Mariane
Oui.
Valère
C’est assez m’insulter, Madame ; et de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller et revient toujours.)
Mariane
Fort bien.
Valère
Souvenez-vous au moins que c’est vous-même Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.
Mariane
Oui.
Valère
Et que le dessein que mon âme conçoit N’est rien qu’à votre exemple.
Mariane
A mon exemple, soit.
Valère
Suffit : vous allez être à point nommé servie.
Mariane
Tant mieux.
Valère
Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.
Mariane
A la bonne heure.
Valère
Euh ?
(Il s’en va, et, lorsqu’il est vers la porte, il se retourne.)
Mariane
Quoi ?
Valère
Ne m’appelez-vous pas ?
Mariane
Moi ? Vous rêvez.
Valère
Hé bien ! je poursuis donc mes pas. Adieu, Madame.
Mariane
Adieu, Monsieur.
Dorine
Pour moi, je pense Que vous perdez l’esprit par cette extravagance : Et je vous ai laissé tout du long quereller, Pour voir où tout cela pourroit enfin aller. Holà ! seigneur Valère.
(Elle va l’arrêter par le bras, et lui fait mine de grande résistance.)
Valère
Hé ! que veux-tu, Dorine ?
Dorine
Venez ici.
Valère
Non, non, le dépit me domine. Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.
Dorine
Arrêtez.
Valère
Non, vois-tu ? c’est un point résolu.
Dorine
Ah !
Mariane
Il souffre à me voir, ma présence le chasse, Et je ferai bien mieux de lui quitter la place. Dorine. Elle quitte Valère et court à Mariane. A l’autre. Où courez-vous ?
Mariane
Laisse.
Dorine
Il faut revenir.
Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.
Valère
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice, Et sans doute il vaut mieux que je l’en affranchisse.
Dorine (Elle quitte Mariane et court à Valère.)
Encor ? Diantre soit fait de vous si je le veux ! Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
(Elle les tire l’un et l’autre.)
Valère
Mais quel est ton dessein ?
Mariane
Qu’est-ce que tu veux faire ?
Dorine
Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d’affaire. Etes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?
Valère
N’as-tu pas entendu comme elle m’a parlé ?
Dorine
Etes-vous folle, vous, de vous être emportée ?
Mariane
N’as-tu pas vu la chose, et comme il m’a traitée ?
Dorine
Sottise des deux parts. Elle n’a d’autre soin Que de se conserver à vous, j’en suis témoin. Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.
Mariane
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?
Valère
Pourquoi m’en demander sur un sujet pareil ?
Dorine
Vous êtes fous tous deux. Cà, la main l’un et l’autre. Allons, vous.
Valère (en donnant sa main à Dorine.)
A quoi bon ma main ?
Dorine
Ah ! Cà la vôtre.
Mariane (en donnant aussi sa main.)
De quoi sert tout cela ?
Dorine
Mon Dieu ! vite, avancez. Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.
Valère
Mais ne faites donc point les choses avec peine, Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane tourne l’œil sur Valère et fait un petit souris.)
Dorine
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !
Valère
Ho çà n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ? Et pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante De vous plaire à me dire une chose affligeante ?
Mariane
Mais vous, n’êtes-vous pas l’homme le plus ingrat... ?
Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat, Et songeons à parer ce fâcheux mariage.
Mariane
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.
Dorine
Nous en ferons agir de toutes les façons. Votre père se moque, et ce sont des chansons ; Mais pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence, Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé De tirer en longueur cet hymen proposé. En attrapant du temps, à tout on remédie. Tantôt vous payerez de quelque maladie, Qui viendra tout à coup et voudra des délais ; Tantôt vous payerez de présages mauvais : Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse, Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse. Enfin le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui On ne vous peut lier, que vous ne disiez "oui". Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble, Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(A Valère.)
Sortez, et sans tarder employez vos amis, Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis. Nous allons réveiller les efforts de son frère, Et dans notre parti jeter la belle-mère. Adieu.
Valère (à Mariane.)
Quelques efforts que nous préparions tous, Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.
Mariane (à Valère.)
Je ne vous réponds pas des volontés d’un père ; Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.
Valère
Que vous me comblez d’aise ! Et quoi que puisse oser...
Dorine
Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser. Sortez, vous dis-je.
Valère (Il fait un pas et revient.)
Enfin...
Dorine
Quel caquet est le vôtre ! Tirez de cette part ; et vous, tirez de l’autre.
(Les poussant chacun par l’épaule.)
modifier Acte III modifier III, 1
Damis, Dorine
Damis
Que la foudre sur l’heure achève mes destins, Qu’on me traite partout du plus grand des faquins, S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête, Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !
Dorine
De grâce, modérez un tel emportement : Votre père n’a fait qu’en parler simplement. On n’exécute pas tout ce qui se propose, Et le chemin est long du projet à la chose.
Damis
Il faut que de ce fat j’arrête les complots, Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.
Dorine
Ha ! tout doux ! Envers lui, comme envers votre père, Laissez agir les soins de votre belle-mère. Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ; Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit, Et pourroit bien avoir douceur de cœur pour elle. Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose seroit belle. Enfin votre intérêt l’oblige à le mander ; Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder, Savoir ses sentiments, et lui faire connaître Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître, S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir. Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ; Mais ce valet m’a dit qu’il s’en alloit descendre. Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.
Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.
Dorine
Point. Il faut qu’ils soient seuls.
Damis
Je ne lui dirai rien.
Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires, Et c’est le vrai moyen de gâter les affaires. Sortez.
Damis
Non : je veux voir, sans me mettre en courroux.
Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous.
(Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.) modifier III, 2
Tartuffe, Laurent, Dorine
Tartuffe (apercevant Dorine)
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, Et priez que toujours le Ciel vous illumine. Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers Des aumônes que j’ai partager les deniers.
Dorine
Que d’affectation et de forfanterie !
Tartuffe
Que voulez-vous ?
Dorine
Vous dire...
Tartuffe (Il tire un mouchoir de sa poche)
Ah ! mon Dieu, je vous prie, Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.
Dorine
Comment ?
Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurois voir : Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation, Et la chair sur vos sens fait grande impression ? Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte : Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte, Et je vous verrois nu du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenteroit pas.
Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie, Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.
Dorine
Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos, Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots. Madame va venir dans cette salle basse, Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.
Tartuffe
Hélas ! très-volontiers.
Dorine (en soi-même)
Comme il se radoucit ! Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.
Tartuffe
Viendra-t-elle bientôt ?
Dorine
Je l’entends, ce me semble. Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.
modifier III, 3
Elmire, Tartuffe
Tartuffe
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté Et de l’âme et du corps vous donne la santé, Et bénisse vos jours autant que le desire Le plus humble de ceux que son amour inspire.
Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux. Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.
Tartuffe
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?
Elmire
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.
Tartuffe
Mes prières n’ont pas le mérite qu’il faut Pour avoir attiré cette grâce d’en haut ; Mais je n’ai fait au Ciel nulle dévote instance Qui n’ait eu pour objet votre convalescence.
Elmire
Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.
Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé, Et pour la rétablir j’aurois donné la mienne.
Elmire
C’est pousser bien avant la charité chrétienne, Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.
Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.
Elmire
J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire, Et suis bien aise ici qu’aucun ne nous éclaire.
Tartuffe
J’en suis ravi de même, et sans doute il m’est doux, Madame, de me voir seul à seul avec vous : C’est une occasion qu’au Ciel j’ai demandée, Sans que jusqu’à cette heure il me l’ait accordée.
Elmire
Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien, Où tout votre cœur s’ouvre et ne me cache rien.
Tartuffe
Et je ne veux aussi pour grâce singulière Que montrer à vos yeux mon âme tout entière, Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits Des visites qu’ici reçoivent vos attraits Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine, Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne, Et d’un pur mouvement...
Elmire
Je le prends bien aussi, Et crois que mon salut vous donne ce souci.
Tartuffe (Il lui serre le bout des doigts)
Oui, Madame, sans doute, et ma ferveur est telle...
Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.
Tartuffe
C’est par excès de zèle. De vous faire autre mal je n’eus jamais dessein, Et j’aurois bien plutôt...
(Il lui met la main sur le genou.)
Elmire
Que fait là votre main ?
Tartuffe
Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.
Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
(Elle recule sa chaise, et Tartuffe rapproche la sienne.)
Tartuffe
Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux ! On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux ; Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire.
Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire. On tient que mon mari veut dégager sa foi, Et vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?
Tartuffe
Il m’en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire, Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ; Et je vois autre part les merveilleux attraits De la félicité qui fait tous mes souhaits.
Elmire
C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.
Tartuffe
Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.
Elmire
Pour moi, je crois qu’au Ciel tendent tous vos soupirs, Et que rien ici-bas n’arrête vos desirs.
Tartuffe
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ; Nos sens facilement peuvent être charmés Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés. Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ; Mais il étale en vous ses plus rares merveilles : Il a sur votre face épanché des beautés Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés, Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature, Sans admirer en vous l’auteur de la nature, Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint, Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint. D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète Ne fût du noir esprit une surprise adroite ; Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut, Vous croyant un obstacle à faire mon salut. Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable, Que cette passion peut n’être point coupable, Que je puis l’ajuster avecque la pudeur, Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur. Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ; Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté, Et rien des vains efforts de mon infirmité ; En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude, De vous dépend ma peine ou ma béatitude, Et je vais être enfin, par votre seul arrêt, Heureux, si vous voulez, malheureux, s’il vous plaît.
Elmire
La déclaration est tout à fait galante, Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante. Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein, Et raisonner un peu sur un pareil dessein. Un dévot comme vous, et que partout on nomme...
Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ; Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas, Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas. Je sais qu’un tel discours de moi paroît étrange ; Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ; Et si vous condamnez l’aveu que je vous fais, Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits. Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine, De mon intérieur vous fûtes souveraine ; De vos regards divins l’ineffable douceur Força la résistance où s’obstinoit mon cœur ; Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes, Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes. Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois, Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix. Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne Les tribulations de votre esclave indigne, S’il faut que vos bontés veuillent me consoler Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler, J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille, Une dévotion à nulle autre pareille. Votre honneur avec moi ne court point de hasard, Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part. Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles, Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles, De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ; Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer, Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie, Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie. Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret, Avec qui pour toujours on est sûr du secret : Le soin que nous prenons de notre renommée Répond de toute chose à la personne aimée, Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur, De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.
Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique En termes assez forts à mon âme s’explique. N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur A dire à mon mari cette galante ardeur, Et que le prompt avis d’un amour de la sorte Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?
Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité, Et que vous ferez grâce à ma témérité, Que vous m’excuserez sur l’humaine foiblesse Des violents transports d’un amour qui vous blesse, Et considérerez, en regardant votre air, Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.
Elmire
D’autres prendroient cela d’autre façon peut-être ; Mais ma discrétion se veut faire paroître. Je ne redirai point l’affaire à mon époux ; Mais je veux en revanche une chose de vous : C’est de presser tout franc et sans nulle chicane L’union de Valère avecque Mariane, De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir, Et...
modifier III, 4
Damis, Elmire, Tartuffe
Damis (sortant du petit cabinet où il s’étoit retiré)
Non, Madame, non : ceci doit se répandre. J’étois en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre ; Et la bonté du Ciel m’y semble avoir conduit Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit, Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance De son hypocrisie et de son insolence, A détromper mon père, et lui mettre en plein jour L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.
Elmire
Non, Damis : il suffit qu’il se rende plus sage, Et tâche à mériter la grâce où je m’engage. Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas. Ce n’est point mon humeur de faire des éclats : Une femme se rit de sottises pareilles, Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.
Damis
Vous avez vos raisons pour en user ainsi, Et pour faire autrement j’ai les miennes aussi. Le vouloir épargner est une raillerie ; Et l’insolent orgueil de sa cagoterie N’a triomphé que trop de mon juste courroux, Et que trop excité de désordre chez nous. Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père, Et desservi mes feux avec ceux de Valère. Il faut que du perfide il soit désabusé, Et le Ciel pour cela m’offre un moyen aisé. De cette occasion je lui suis redevable, Et pour la négliger, elle est trop favorable : Ce seroit mériter qu’il me la vînt ravir Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.
Elmire
Damis...
Damis
Non, s’il vous plaît, il faut que je me croie. Mon âme est maintenant au comble de sa joie ; Et vos discours en vain prétendent m’obliger A quitter le plaisir de me pouvoir venger. Sans aller plus avant, je vais vuider d’affaire ; Et voici justement de quoi me satisfaire.
modifier III, 5
Orgon, Damis, Tartuffe, Elmire
Damis
Nous allons régaler, mon père, votre abord D’un incident tout frais qui vous surprendra fort. Vous êtes bien payé de toutes vos caresses, Et Monsieur d’un beau prix reconnoît vos tendresses. Son grand zèle pour vous vient de se déclarer : Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ; Et je l’ai surpris là qui faisoit à Madame L’injurieux aveu d’une coupable flamme, Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret Vouloit à toute force en garder le secret ; Mais je ne puis flatter une telle impudence, Et crois que vous la taire est vous faire une offense.
Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos On ne doit d’un mari traverser le repos, Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre, Et qu’il suffit pour nous de savoir nous défendre : Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit, Damis, si j’avois eu sur vous quelque crédit.
modifier III, 6
Orgon, Damis, Tartuffe
Orgon
Ce que je viens d’entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?
Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable, Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité, Le plus grand scélérat qui jamais ait été ; Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ; Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ; Et je vois que le Ciel, pour ma punition, Me veut mortifier en cette occasion. De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre, Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre. Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux, Et comme un criminel chassez-moi de chez vous : Je ne saurois avoir tant de honte en partage, Que je n’en aie encor mérité davantage.
Orgon (à son fils)
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?
Damis
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite Vous fera démentir... ?
Orgon
Tais-toi, peste maudite.
Tartuffe
Ah ! laissez-le parler : vous l’accusez à tort, Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport. Pourquoi sur un tel fait m’être si favorable ? Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ? Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ? Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ? Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence, Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense ; Tout le monde me prend pour un homme de bien ; Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S’adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide, D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ; Accablez-moi de noms encor plus détestés : Je n’y contredis point, je les ai mérités ; Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie, Comme une honte due aux crimes de ma vie.
Orgon (A Tartuffe.)
Mon frère, c’en est trop.
(A son fils.)
Ton cœur ne se rend point, Traître ?
Damis
Quoi ? ses discours vous séduiront au point.
Orgon (A Tartuffe)
Tais-toi, pendard. Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce !
(A son fils) Infâme !
Damis
Il peut...
Orgon
Tais-toi
Damis
J’enrage ! Quoi ? je passe...
Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.
Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas. J’aimerois mieux souffrir la peine la plus dure Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.
Orgon (A son fils.)
Ingrat !
Tartuffe
Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux, Vous demander sa grâce...
Orgon (à Tartuffe)
Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin ! vois sa bonté.
Damis
Donc...
Orgon
Paix.
Damis
Quoi ? je...
Orgon
Paix, dis-je. Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige : Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ; On met impudemment toute chose en usage, Pour ôter de chez moi ce dévot personnage. Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir, Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.
Damis
A recevoir sa main on pense l’obliger ?
Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager. Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître Qu’il faut qu’on m’obéisse et que je suis le maître. Allons, qu’on se rétracte, et qu’à l’instant, fripon, On se jette à ses pieds pour demander pardon.
Damis
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures...
Orgon
Oh ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
(A Tartuffe)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(A son fils)
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas, Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.
Damis
Oui, je sortirai ; mais...
Orgon
Vite, quittons la place. Je te prive, pendard, de ma succession, Et te donne de plus ma malédiction.
modifier III, 7
Orgon, Tartuffe
Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !
Tartuffe
O Ciel, pardonne-lui la douleur qu’il me donne !
(A Orgon)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir...
Orgon
Hélas !
Tartuffe
Le seul penser de cette ingratitude Fait souffrir à mon âme un supplice si rude... L’horreur que j’en conçois... J’ai le cœur si serré, Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.
Orgon
(Il court tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.) Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce, Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place. Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.
Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats. Je regarde céans quels grands troubles j’apporte, Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.
Orgon
Comment ? vous moquez-vous ?
Tartuffe
On m’y hait, et je voi Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.
Orgon
Qu’importe ? Voyez-vous que mon cœur les écoute ?
Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ; Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez Peut-être une autre fois seront-ils écoutés.
Orgon
Non, mon frère, jamais.
Tartuffe
Ah ! mon frère, une femme Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.
Orgon
Non, non.
Tartuffe
Laissez-moi vite, en m’éloignant d’ici, Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.
Orgon
Non, vous demeurerez : il y va de ma vie.
Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie. Pourtant, si vous vouliez...
Orgon
Ah !
Tartuffe
Soit : n’en parlons plus. Mais je sais comme il faut en user là-dessus. L’honneur est délicat ; et l’amitié m’engage A prévenir les bruits et les sujets d’ombrage. Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez...
Orgon
Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez. Faire enrager le monde est ma plus grande joie, Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie. Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous, Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous, Et je vais de ce pas, en fort bonne manière, Vous faire de mon bien donation entière. Un bon et franc ami, que pour gendre je prends, M’est bien plus cher que fils, que femme, et que parents. N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?
Tartuffe
La volonté du Ciel soit faite en toute chose.
Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit, Et que puisse l’envie en crever de dépit !
modifier Acte IV modifier IV, 1
Cléante, Tartuffe
Cléante
Oui, tout le monde en parle, et vous m’en pouvez croire, L’éclat que fait ce bruit n’est point à votre gloire ; Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos, Pour vous en dire net ma pensée en deux mots. Je n’examine point à fond ce qu’on expose ; Je passe là-dessus, et prends au pis la chose. Supposons que Damis n’en ait pas bien usé, Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé : N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense, Et d’éteindre en son cœur tout desir de vengeance ? Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé, Que du logis d’un père un fils soit exilé ? Je vous le dis encore, et parle avec franchise, Il n’est petit ni grand qui ne s’en scandalise ; Et si vous m’en croyez, vous pacifierez tout, Et ne pousserez point les affaires à bout. Sacrifiez à Dieu toute votre colère, Et remettez le fils en grâce avec le père.
Tartuffe
Hélas ! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur : Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur ; Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme, Et voudrois le servir du meilleur de mon âme ; Mais l’intérêt du Ciel n’y sauroit consentir, Et s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir. Après son action, qui n’eut jamais d’égale, Le commerce entre nous porteroit du scandale : Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croiroit ! A pure politique on me l’imputeroit ; Et l’on diroit partout que, me sentant coupable, Je feins pour qui m’accuse un zèle charitable, Que mon cœur l’appréhende et veut le ménager, Pour le pouvoir sous main au silence engager.
Cléante
Vous nous payez ici d’excuses colorées, Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées. Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous ? Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ? Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances : Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses ; Et ne regardez point aux jugements humains, Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains. Quoi ? le foible intérêt de ce qu’on pourra croire D’une bonne action empêchera la gloire ? Non, non : faisons toujours ce que le Ciel prescrit, Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.
Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne, Et c’est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne ; Mais après le scandale et l’affront d’aujourd’hui, Le Ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.
Cléante
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d’ouvrir l’oreille A ce qu’un pur caprice à son père conseille, Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?
Tartuffe
Ceux qui me connoîtront n’auront pas la pensée Que ce soit un effet d’une âme intéressée. Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas, De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas ; Et si je me résous à recevoir du père Cette donation qu’il a voulu me faire, Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains, Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage, En fassent dans le monde un criminel usage, Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein, Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.
Cléante
Hé, Monsieur, n’ayez point ces délicates craintes, Qui d’un juste héritier peuvent causer les plaintes ; Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien, Qu’il soit à ses périls possesseur de son bien ; Et songez qu’il vaut mieux encor qu’il en mésuse, Que si de l’en frustrer il faut qu’on vous accuse. J’admire seulement que sans confusion Vous en ayez souffert la proposition ; Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime Qui montre à dépouiller l’héritier légitime ? Et s’il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis Un invincible obstacle à vivre avec Damis, Ne vaudroit-il pas mieux qu’en personne discrète Vous fissiez de céans une honnête retraite, Que de souffrir ainsi, contre toute raison, Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ? Croyez-moi, c’est donner de votre prud’homie, Monsieur...
Tartuffe
Il est, Monsieur, trois heures et demie : Certain devoir pieux me demande là-haut, Et vous m’excuserez de vous quitter sitôt.
Cléante
Ah !
modifier IV, 2
Elmire, Mariane, Dorine, Cléante
Dorine
De grâce, avec nous employez-vous pour elle, Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ; Et l’accord que son père a conclu pour ce soir La fait, à tous moments, entrer en désespoir. Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie, Et tâchons d’ébranler, de force ou d’industrie, Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.
modifier IV, 3
Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine
Orgon
Ha ! je me réjouis de vous voir assemblés :
(A Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire, Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Mariane (à genoux)
Mon père, au nom du Ciel, qui connoît ma douleur, Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur, Relâchez-vous un peu des droits de la naissance, Et dispensez mes vœux de cette obéissance ; Ne me réduisez point par cette dure loi Jusqu’à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi, Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée, Ne me la rendez pas, mon père, infortunée. Si, contre un doux espoir que j’avois pu former, Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer, Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore, Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre, Et ne me portez point à quelque désespoir, En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Orgon (se sentant attendrir.)
Allons, ferme, mon cœur, point de foiblesse humaine.
Mariane
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ; Faites-les éclater, donnez-lui votre bien, Et, si ce n’est assez, joignez-y tout le mien : J’y consens de bon cœur, et je vous l’abandonne ; Mais au moins n’allez pas jusques à ma personne, Et souffrez qu’un convent dans les austérités Use les tristes jours que le Ciel m’a comptés.
Orgon
Ah ! voilà justement de mes religieuses, Lorsqu’un père combat leurs flammes amoureuses ! Debout ! Plus votre cœur répugne à l’accepter, Plus ce sera pour vous matière à mériter : Mortifiez vos sens avec ce mariage, Et ne me rompez pas la tête davantage.
Dorine
Mais quoi... ?
Orgon
Taisez-vous, vous ; parlez à votre écot : Je vous défends tout net d’oser dire un seul mot.
Cléante
Si par quelque conseil vous souffrez qu’on réponde...
Orgon
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde, Ils sont bien raisonnés, et j’en fais un grand cas ; Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.
Elmire (à son mari)
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire, Et votre aveuglement fait que je vous admire : C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui, Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui.
Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences. Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances Et vous avez eu peur de le désavouer Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer ; Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue Et vous auriez paru d’autre manière émue.
Elmire
Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport Il faut que notre honneur se gendarme si fort ? Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche Que le feu dans les yeux et l’injure à la bouche ? Pour moi, de tels propos je me ris simplement, Et l’éclat là-dessus ne me plaît nullement ; J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages, Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages Dont l’honneur est armé de griffes et de dents, Et veut au moindre mot dévisager les gens : Me préserve le Ciel d’une telle sagesse ! Je veux une vertu qui ne soit point diablesse, Et crois que d’un refus la discrète froideur N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur
Orgon
Enfin je sais l’affaire et ne prends point le change.
Elmire
J’admire, encore un coup, cette foiblesse étrange. Mais que me répondroit votre incrédulité Si je vous faisois voir qu’on vous dit vérité ?
Orgon
Voir ?
Elmire
Oui.
Orgon
Chansons.
Elmire
Mais quoi ? si je trouvois manière De vous le faire voir avec pleine lumière ?
Orgon
Contes en l’air.
Elmire
Quel homme ! Au moins répondez-moi. Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ; Mais supposons ici que, d’un lieu qu’on peut prendre, On vous fît clairement tout voir et tout entendre, Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?
Orgon
En ce cas, je dirois que... Je ne dirois rien, Car cela ne se peut.
Elmire
L’erreur trop longtemps dure, Et c’est trop condamner ma bouche d’imposture. Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin, De tout ce qu’on vous dit je vous fasse témoin.
Orgon
Soit : je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse, Et comment vous pourrez remplir cette promesse.
Elmire
Faites-le-moi venir.
Dorine
Son esprit est rusé, Et peut-être à surprendre il sera malaisé.
Elmire
Non ; on est aisément dupé par ce qu’on aime. Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.
(Parlant à Cléante et à Mariane.)
Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.
modifier IV, 4
Elmire, Orgon
Elmire
Approchons cette table, et vous mettez dessous.
Orgon
Comment ?
Elmire
Vous bien cacher est un point nécessaire.
Orgon
Pourquoi sous cette table ?
Elmire
Ah, mon Dieu ! laissez faire : J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez. Mettez-vous là, vous dis-je ; et quand vous y serez, Gardez qu’on ne vous voie et qu’on ne vous entende.
Orgon
Je confesse qu’ici ma complaisance est grande ; Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.
Elmire
Vous n’aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son mari qui est sous la table.)
Au moins, je vais toucher une étrange matière : Ne vous scandalisez en aucune manière. Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis, Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis. Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite, Faire poser le masque à cette âme hypocrite, Flatter de son amour les desirs effrontés, Et donner un champ libre à ses témérités. Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre, Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre, J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez, Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez. C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée, Quand vous croirez l’affaire assez avant poussée, D’épargner votre femme, et de ne m’exposer Qu’à ce qu’il vous faudra pour vous désabuser : Ce sont vos intérêts ; vous en serez le maître, Et... L’on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.
modifier IV, 5
Tartuffe, Elmire, Orgon
Tartuffe
On m’a dit qu’en ce lieu vous me vouliez parler.
Elmire
Oui. L’on a des secrets à vous y révéler. Mais tirez cette porte avant qu’on vous les dise, Et regardez partout de crainte de surprise. Une affaire pareille à celle de tantôt N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut. Jamais il ne s’est vu de surprise de même ; Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême, Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts Pour rompre son dessein et calmer ses transports. Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée, Que de le démentir je n’ai point eu l’idée ; Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été, Et les choses en sont dans plus de sûreté. L’estime où l’on vous tient a dissipé l’orage, Et mon mari de vous ne peut prendre d’ombrage, Pour mieux braver l’éclat des mauvais jugements, Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ; Et c’est par où je puis, sans peur d’être blâmée, Me trouver ici seule avec vous enfermée, Et ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.
Tartuffe
Ce langage à comprendre est assez difficile, Madame, et vous parliez tantôt d’un autre style.
Elmire
Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux, Que le cœur d’une femme est mal connu de vous ! Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre Lorsque si foiblement on le voit se défendre ! Toujours notre pudeur combat dans ces moments Ce qu’on peut nous donner de tendres sentiments. Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte, On trouve à l’avouer toujours un peu de honte ; On s’en défend d’abord ; mais de l’air qu’on s’y prend, On fait connoître assez que notre cœur se rend, Qu’à nos vœux par honneur notre bouche s’oppose, Et que de tels refus promettent toute chose. C’est vous faire sans doute un assez libre aveu, Et sur notre pudeur me ménager bien peu ; Mais puisque la parole enfin en est lâchée, A retenir Damis me serois-je attachée, Aurois-je, je vous prie, avec tant de douceur Ecouté tout au long l’offre de votre cœur, Aurois-je pris la chose ainsi qu’on m’a vu faire, Si l’offre de ce cœur n’eût eu de quoi me plaire ? Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer A refuser l’hymen qu’on venoit d’annoncer, Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre, Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre, Et l’ennui qu’on auroit que ce nœud qu’on résout Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?
Tartuffe
C’est sans doute, Madame, une douceur extrême Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime : Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits Une suavité qu’on ne goûta jamais : Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude, Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ; Mais ce cœur vous demande ici la liberté D’oser douter un peu de sa félicité. Je puis croire ces mots un artifice honnête Pour m’obliger à rompre un hymen qui s’apprête ; Et s’il faut librement m’expliquer avec vous, Je ne me fierai point à des propos si doux, Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire, Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire, Et planter dans mon âme une constante foi Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
Elmire
(Elle tousse pour avertir son mari)
Quoi ? vous voulez aller avec cette vitesse, Et d’un cœur tout d’abord épuiser la tendresse ? On se tue à vous faire un aveu des plus doux ; Cependant ce n’est pas encore assez pour vous, Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire, Qu’aux dernières faveurs on ne pousse l’affaire ?
Tartuffe
Moins on mérite un bien, moins on l’ose espérer. Nos vœux sur des discours ont peine à s’assurer. On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire, Et l’on veut en jouir avant que de le croire. Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés, Je doute du bonheur de mes témérités ; Et je ne croirai rien, que vous n’ayez, Madame, Par des réalités su convaincre ma flamme.
Elmire
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit, Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit ! Que sur les cœurs il prend un furieux empire, Et qu’avec violence il veut ce qu’il desire ! Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer, Et vous ne donnez pas le temps de respirer ? Sied-il bien de tenir une rigueur si grande, De vouloir sans quartier les choses qu’on demande, Et d’abuser ainsi par vos efforts pressants Du foible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?
Tartuffe
Mais si d’un œil bénin vous voyez mes hommages, Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?
Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez, Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?
Tartuffe
Si ce n’est que le Ciel qu’à mes vœux on oppose, Lever un tel obstacle est à moi peu de chose, Et cela ne doit pas retenir votre cœur.
Elmire
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !
Tartuffe
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules, Madame, et je sais l’art de lever les scrupules. Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
(C’est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui accommodements ; Selon divers besoins, il est une science D’étendre les liens de notre conscience Et de rectifier le mal de l’action Avec la pureté de notre intention. De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ; Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire. Contentez mon desir, et n’ayez point d’effroi : Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi. Vous toussez fort, Madame.
Elmire
Oui, je suis au supplice.
Tartuffe
(présentant à Elmire un cornet de papier)
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?
Elmire
C’est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien Que tous les jus du monde ici ne feront rien.
Tartuffe
Cela certe est fâcheux.
Elmire
Oui, plus qu’on ne peut dire.
Tartuffe
Enfin votre scrupule est facile à détruire : Vous êtes assurée ici d’un plein secret, Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait ; Le scandale du monde est ce qui fait l’offense, Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.
Elmire
(après avoir encore toussé)
Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder, Qu’il faut que je consente à vous tout accorder, Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendre Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre. Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là, Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ; Mais puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire, Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire, Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants, Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens. Si ce consentement porte en soi quelque offense, Tant pis pour qui me force à cette violence ; La faute assurément n’en doit pas être à moi.
Tartuffe
Oui, Madame, on s’en charge ; et la chose de soi...
Elmire
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie, Si mon mari n’est point dans cette galerie.
Tartuffe
Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ? C’est un homme, entre nous, à mener par le nez ; De tous nos entretiens il est pour faire gloire, Et je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire.
Elmire
Il n’importe : sortez, je vous prie, un moment, Et partout là dehors voyez exactement.
modifier IV, 6
Orgon, Elmire
Orgon (sortant de dessous la table)
Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme ! Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.
Elmire
Quoi ? vous sortez sitôt ? vous vous moquez des gens. Rentrez sous le tapis, il n’est pas encor temps ; Attendez jusqu’au bout pour voir les choses sûres, Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
Orgon
Non, rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer.
Elmire
Mon Dieu ! l’on ne doit point croire trop de léger. Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre, Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derrière elle)
modifier IV, 7
Tartuffe, Elmire, Orgon
Tartuffe (sans voir Orgon)
Tout conspire, Madame, à mon contentement : J’ai visité de l’œil tout cet appartement ; Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie...
Orgon (en l’arrêtant)
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie, Et vous ne devez pas vous tant passionner. Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner ! Comme aux tentations s’abandonne votre âme ! Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme ! J’ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon, Et je croyois toujours qu’on changeroit de ton ; Mais c’est assez avant pousser le témoignage : Je m’y tiens, et n’en veux, pour moi, pas davantage.
Elmire (à Tartuffe)
C’est contre mon humeur que j’ai fait tout ceci : Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.
Tartuffe
Quoi ? vous croyez... ?
Orgon
Allons, point de bruit, je vous prie. Dénichons de céans, et sans cérémonie.
Tartuffe
Mon dessein...
Orgon
Ces discours ne sont plus de saison : Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.
Tartuffe
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître : La maison m’appartient, je le ferai connaître, Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours, Pour me chercher querelle, à ces lâches détours, Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure, Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture, Venger le Ciel qu’on blesse, et faire repentir Ceux qui parlent ici de me faire sortir.
modifier IV, 8
(Elmire, Orgon)
Elmire
Quel est donc ce langage ? et qu’est-ce qu’il veut dire ?
Orgon
Ma foi, je suis confus, et n’ai pas lieu de rire.
Elmire
Comment ?
Orgon
Je vois ma faute aux choses qu’il me dit, Et la donation m’embarrasse l’esprit.
Elmire
La donation...
Orgon
Oui, c’est une affaire faite Mais j’ai quelque autre chose encor qui m’inquiète.
Elmire
Et quoi ?
Orgon
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt Si certaine cassette est encore là-haut.
Orgon, Cléante
Cléante
Où voulez-vous courir ?
Orgon
Las ! que sais-je ?
Cléante
Il me semble Que l’on doit commencer par consulter ensemble Les choses qu’on peut faire en cet événement.
Orgon
Cette cassette-là me trouble entièrement ; Plus que le reste encore elle me désespère.
Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?
Orgon
C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains, Lui-même, en grand secret, m’a mis entre les mains : Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ; Et ce sont des papiers ; à ce qu’il m’a pu dire, Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.
Cléante
Pourquoi donc les avoir en d’autres mains lâchés ?
Orgon
Ce fut par un motif de cas de conscience : J’allai droit à mon traître en faire confidence ; Et son raisonnement me vint persuader De lui donner plutôt la cassette à garder, Afin que, pour nier, en cas de quelque enquête, J’eusse d’un faux-fuyant, la faveur toute prête, Par où ma conscience eût pleine sûreté A faire des serments contre la vérité.
Cléante
Vous voilà mal, au moins si j’en crois l’apparence ; Et la donation, et cette confidence, Sont, à vous en parler selon mon sentiment, Des démarches par vous faites légèrement. On peut vous mener loin avec de pareils gages ; Et cet homme sur vous ayant ces avantages, Le pousser est encor grande imprudence à vous, Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
Orgon
Quoi ? sous un beau semblant de ferveur si touchante Cacher un cœur si double, une âme si méchante ! Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien... C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien : J’en aurai désormais une horreur effroyable. Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable.
Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements ! Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ; Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre, Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre. Vous voyez votre erreur, et vous avez connu Que par un zèle feint vous étiez prévenu ; Mais pour vous corriger, quelle raison demande Que vous alliez passer dans une erreur plus grande, Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ? Quoi ? parce qu’un fripon vous dupe avec audace Sous le pompeux éclat d’une austère grimace, Vous voulez que partout on soit fait comme lui, Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ? Laissez aux libertins ces sottes conséquences ; Démêlez la vertu d’avec ses apparences, Ne hasardez jamais votre estime trop tôt, Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut : Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture, Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure ; Et s’il vous faut tomber dans une extrémité, Péchez plutôt encor de cet autre côté.
modifier V, 2
Damis, Orgon, Cléante
Damis
Quoi ? mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ? Qu’il n’est point de bienfait qu’en son âme il n’efface, Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux, Se fait de vos bontés des armes contre vous ?
Orgon
Oui, mon fils, et j’en sens des douleurs non pareilles.
Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles : Contre son insolence on ne doit point gauchir ; C’est à moi, tout d’un coup, de vous en affranchir, Et pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.
Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme. Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants : Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps Où par la violence on fait mal ses affaires.
modifier V, 3
Madame Pernelle, Mariane, Elmire, Dorine, Damis, Orgon, Cléante
Madame Pernelle
Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères.
Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins, Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins. Je recueille avec zèle un homme en sa misère, Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ; De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ; Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai ; Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme, Tente le noir dessein de suborner ma femme, Et non content encor de ces lâches essais, Il m’ose menacer de mes propres bienfaits, Et veut, à ma ruine, user des avantages Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages, Me chasser de mes biens, où je l’ai transféré, Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.
Dorine
Le pauvre homme !
Madame Pernelle
Mon fils, je ne puis du tout croire Qu’il ait voulu commettre une action si noire.
Orgon
Comment ?
Madame Pernelle
Les gens de bien sont enviés toujours.
Orgon
Que voulez-vous donc dire avec votre discours, Ma mère ?
Madame Pernelle
Que chez vous on vit d’étrange sorte, Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.
Orgon
Qu’a cette haine à faire avec ce qu’on vous dit ?
Madame Pernelle
Je vous l’ai dit cent fois quand vous étiez petit : La vertu dans le monde est toujours poursuivie ; Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.
Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d’aujourd’hui ?
Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.
Orgon
Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.
Madame Pernelle
Des esprits médisants la malice est extrême.
Orgon
Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.
Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre, Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.
Orgon
C’est tenir un propos de sens bien dépourvu. Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu, Ce qu’on appelle vu : faut-il vous le rebattre Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?
Madame Pernelle
Mon Dieu, le plus souvent l’apparence déçoit : Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.
Orgon
J’enrage.
Madame Pernelle
Aux faux soupçons la nature est sujette, Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.
Orgon
Je dois interpréter à charitable soin Le desir d’embrasser ma femme ?
Madame Pernelle
Il est besoin, Pour accuser les gens, d’avoir de justes causes ; Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.
Orgon
Hé, diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ? Je devois donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux Il eût... Vous me feriez dire quelque sottise.
Madame Pernelle
Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise ; Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.
Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère, Ce que je vous dirois, tant je suis en colère.
Dorine
Juste retour, Monsieur, des choses d’ici-bas : Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.
Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures, Qu’il faudroit employer à prendre des mesures. Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.
Damis
Quoi ? son effronterie iroit jusqu’à ce point ?
Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible, Et son ingratitude est ici trop visible.
Cléante
Ne vous y fiez pas : il aura des ressorts Pour donner contre vous raison à ses efforts ; Et sur moins que cela, le poids d’une cabale Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale. Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a, Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.
Orgon
Il est vrai ; mais qu’y faire ? A l’orgueil de ce traître, De mes ressentiments je n’ai pas été maître.
Cléante
Je voudrois, de bon cœur, qu’on pût entre vous deux De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
Elmire
Si j’avois su qu’en main il a de telles armes, Je n’aurois pas donné matière à tant d’alarmes, Et mes...
Orgon
Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir. Je suis bien en état que l’on me vienne voir !
modifier V, 4
Monsieur Loyal, Madame Pernelle, Orgon, Damis, Mariane, Dorine, Elmire, Cléante
Monsieur Loyal
Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie, Que je parle à Monsieur.
Dorine
Il est en compagnie, Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.
Monsieur Loyal
Je ne suis pas pour être en ces lieux importun. Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ; Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.
Dorine
Votre nom ?
Monsieur Loyal
Dites-lui seulement que je vien De la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien.
Dorine
C’est un homme qui vient, avec douce manière, De la part de Monsieur Tartuffe, pour affaire Dont vous serez, dit-il, bien aise.
Cléante
Il vous faut voir Ce que c’est que cet homme, et ce qu’il peut vouloir.
Orgon
Pour nous raccommoder il vient ici peut-être : Quels sentiments aurai-je à lui faire paroître ?
Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ; Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.
Monsieur Loyal
Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire, Et vous soit favorable autant que je desire !
Orgon
Ce doux début s’accorde avec mon jugement, Et présage déjà quelque accommodement.
Monsieur Loyal
Toute votre maison m’a toujours été chère, Et j’étois serviteur de Monsieur votre père.
Orgon
Monsieur, j’ai grande honte et demande pardon D’être sans vous connoître ou savoir votre nom.
Monsieur Loyal
Je m’appelle Loyal, natif de Normandie, Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie. J’ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur ; Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence, Signifier l’exploit de certaine ordonnance...
Orgon
Quoi ? vous êtes ici... ?
Monsieur Loyal
Monsieur, sans passion : Ce n’est rien seulement qu’une sommation, Un ordre de vuider d’ici, vous et les vôtres, Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres, Sans délai ni remise, ainsi que besoin est...
Orgon
Moi, sortir de céans ?
Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, s’il vous plaît. La maison à présent, comme savez de reste, Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste. De vos biens désormais il est maître et seigneur, En vertu d’un contrat duquel je suis porteur : Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.
Damis
Certes cette impudence est grande, et je l’admire.
Monsieur Loyal
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ; C’est à Monsieur : il est et raisonnable et doux, Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office, Pour se vouloir du tout opposer à justice.
Orgon
Mais...
Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, je sais que pour un million Vous ne voudriez pas faire rébellion, Et que vous souffrirez, en honnête personne, Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.
Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon, Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.
Monsieur Loyal
Faites que votre fils se taise ou se retire, Monsieur. J’aurois regret d’être obligé d’écrire, Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.
Dorine
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal !
Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j’ai de grandes tendresses, Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces Que pour vous obliger et vous faire plaisir, Que pour ôter par là le moyen d’en choisir Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse, Auroient pu procéder d’une façon moins douce.
Orgon
Et que peut-on de pis que d’ordonner aux gens De sortir de chez eux ?
Monsieur Loyal
On vous donne du temps, Et jusques à demain je ferai surséance A l’exécution, Monsieur, de l’ordonnance. Je viendrai seulement passer ici la nuit, Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit. Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte, Avant que se coucher, les clefs de votre porte. J’aurai soin de ne pas troubler votre repos, Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos. Mais demain, du matin, il vous faut être habile A vuider de céans jusqu’au moindre ustensile : Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts, Pour vous faire service à tout mettre dehors. On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ; Et comme je vous traite avec grande indulgence, Je vous conjure aussi, Monsieur, d’en user bien, Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.
Orgon
Du meilleur de mon cœur je donnerois sur l’heure Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure, Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
Cléante
Laissez, ne gâtons rien.
Damis
A cette audace étrange, J’ai peine à me tenir, et la main me démange.
Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal, Quelques coups de bâton ne vous siéroient pas mal.
Monsieur Loyal
On pourroit bien punir ces paroles infâmes, Mamie, et l’on décrète aussi contre les femmes.
Cléante
Finissons tout cela, Monsieur : c’en est assez ; Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.
Monsieur Loyal
Jusqu’au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie !
Orgon
Puisse-t-il te confondre, et celui qui t’envoie !
modifier V, 5
Orgon, Cléante, Mariane, Elmire, Madame Pernelle, Dorine, Damis
Orgon
Hé bien, vous le voyez, ma mère, si j’ai droit, Et vous pouvez juger du reste par l’exploit : Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?
Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !
Dorine
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez, Et ses pieux desseins par là sont confirmés : Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme ; Il sait que très-souvent les biens corrompent l’homme, Et, par charité pure, il veut vous enlever Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.
Orgon
Taisez-vous : c’est le mot qu’il vous faut toujours dire.
Cléante
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.
Elmire
Allez faire éclater l’audace de l’ingrat. Ce procédé détruit la vertu du contrat ; Et sa déloyauté va paroître trop noire, Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.
modifier V, 6
Valère, Orgon, Cléante, Elmire, Mariane, Madame Pernelle, Damis, Dorine
Valère
Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger ; Mais je m’y vois contraint par le pressant danger. Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre, Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre, A violé pour moi, par un pas délicat, Le secret que l’on doit aux affaires d’Etat, Et me vient d’envoyer un avis dont la suite Vous réduit au parti d’une soudaine fuite. Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer Depuis une heure au Prince a su vous accuser, Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette, D’un criminel d’Etat, l’importance cassette, Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet, Vous avez conservé le coupable secret. J’ignore le détail du crime qu’on vous donne ; Mais un ordre est donné contre votre personne ; Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter, D’accompagner celui qui vous doit arrêter.
Cléante
Voilà ses droits armés ; et c’est par où le traître De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.
Orgon
L’homme, est, je vous l’avoue, un méchant animal !
Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal. J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte, Avec mille louis qu’ici je vous apporte. Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant, Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant. A vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite, Et veux accompagner jusqu’au bout votre fuite.
Orgon
Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants ! Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps ; Et je demande au Ciel de m’être assez propice, Pour reconnoître un jour ce généreux service. Adieu : prenez le soin, vous autres...
Cléante
Allez tôt : Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.
modifier V, 7
L’exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire, Mariane, Madame Pernelle, Dorine, Cléante, Damis
Tartuffe
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite : Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte, Et de la part du Prince on vous fait prisonnier.
Orgon
Traître, tu me gardois ce trait pour le dernier ; C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies, Et voilà couronner toutes tes perfidies.
Tartuffe
Vos injures n’ont rien à me pouvoir aigrir, Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.
Cléante
La modération est grande, je l’avoue.
Damis
Comme du Ciel l’infâme impudemment se joue !
Tartuffe
Tous vos emportements ne sauroient m’émouvoir, Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.
Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre, Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.
Tartuffe
Un emploi ne sauroit être que glorieux, Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.
Orgon
Mais t’es-tu souvenu que ma main charitable, Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?
Tartuffe
Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir ; Mais l’intérêt du Prince est mon premier devoir ; De ce devoir sacré la juste violence Etouffe dans mon cœur toute reconnoissance, Et je sacrifierois à de si puissants nœuds Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.
Elmire
L’imposteur !
Dorine
Comme il sait, de traîtresse manière, Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !
Cléante
Mais s’il est si parfait que vous le déclarez, Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez, D’où vient que pour paroître il s’avise d’attendre Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre, Et que vous ne songez à l’aller dénoncer Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ? Je ne vous parle point, pour devoir en distraire, Du don de tout son bien qu’il venoit de vous faire ; Mais le voulant traiter en coupable aujourd’hui, Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?
Tartuffe (à l’Exempt)
Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie, Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
L’exempt
Oui, c’est trop demeurer sans doute à l’accomplir : Votre bouche à propos m’invite à le remplir ; Et pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.
Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ?
L’exempt
Oui, vous.
Tartuffe
Pourquoi donc la prison ?
L’exempt
Ce n’est pas vous à qui j’en veux rendre raison.
(A Orgon)
Remettez-vous, Monsieur, d’une alarme si chaude. Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs, Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs. D’un fin discernement sa grande âme pourvue Sur les choses toujours jette une droite vue ; Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès, Et sa ferme raison ne tombe en nul excès. Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ; Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle, Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur A tout ce que les faux doivent donner d’horreur. Celui-ci n’étoit pas pour le pouvoir surprendre, Et de pièges plus fins on le voit se défendre. D’abord il a percé, par ses vives clartés, Des replis de son cœur toutes les lâchetés. Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même, Et par un juste trait de l’équité suprême, S’est découvert au Prince un fourbe renommé, Dont sous un autre nom il étoit informé ; Et c’est un long détail d’actions toutes noires Dont on pourroit former des volumes d’histoires. Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ; A ses autres horreurs il a joint cette suite, Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite Que pour voir l’impudence aller jusques au bout, Et vous faire par lui faire raison de tout. Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître, Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître. D’un souverain pouvoir, il brise les liens Du contrat qui lui fait un don tous vos biens, Et vous pardonne enfin cette offense secrète Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ; Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois On vous vit témoigner en appuyant ses droits, Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense, D’une bonne action verser la récompense, Que jamais le mérite avec lui ne perd rien, Et que mieux que du mal il se souvient du bien.
Dorine
Que le Ciel soit loué !
Madame Pernelle
Maintenant je respire.
Elmire
Favorable succès !
Mariane
Qui l’auroit osé dire ?
Orgon (à Tartuffe)
Hé bien ! te voilà, traître...
Cléante
Ah ! mon frère, arrêtez, Et ne descendez point à des indignités ; A son mauvais destin laissez un misérable, Et ne vous joignez point au remords qui l’accable : Souhaitez bien plutôt que son cœur en ce jour Au sein de la vertu fasse un heureux retour, Qu’il corrige sa vie en détestant son vice Et puisse du grand Prince adoucir la justice, Tandis qu’à sa bonté vous irez à genoux Rendre ce que demande un traitement si doux.
Orgon
Oui, c’est bien dit : allons à ses pieds avec joie Nous louer des bontés que son cœur nous déploie. Puis, acquittés un peu de ce premier devoir, Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir, Et par un doux hymen couronner en Valère La flamme d’un amant généreux et sincère.
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Commentaires
ce site est très bien! Ce qui m'impressionne c'est que vous avez réécri tous le livre!!!