Camille, comédien : Penser sa propre mort avant de rentrer sur scène.
Nous inaugurons avec Camille la rubrique invité du jour
dans laquelle nous convierons régulièrement des personnes du spectacle à lancer le débat sur un sujet, que celui-ci émane de leur parcours ou de leur réflexion
Penser sa propre mort avant de rentrer sur scène Texte plus ou moins fictionnel, répondant à la question d'une de mes profs (la même que pour les autre essais) : doit-on penser sa propre mort avant de jouer un personnage, pour pouvoir renaître de ses propres cendres ?
Je m'appelle Pierre. Je suis comédien. En ce moment, je joue Dom Juan au théâtre.
Avant de monter sur scène, j'abandonne un court instant mon humanité, mon passé, mon présent. Je les laisse mourir. J'atteins une sorte de neutralité, de néant, je ne suis plus une entité à part entière, mais un de ces grains de poussière qui constituent l'univers. Et lorsque je monte sur scène, subitement, tout ce qui se trouve autour de moi et en moi me fait renaître. Les énergies que j'ai oubliées un instant reviennent, encore plus fortes, encore plus puissantes, et aussi encore plus sincères. Pendant la représentation, je suis mon personnage. Tout ce qu'il pense, ressent, aime ou déteste, je le ressens de la même manière. Je vis dans l'instant présent. Et puis lorsque je retourne en coulisse, mon personnage meurt à son tour, et ma personne, mon moi comédien revient à la vie. Mon métier consiste à mourir et renaître tous les jours.
Donc, sur scène, Pierre n'existe pas, c'est Dom Juan qui existe. Tout va bien tant que Dom Juan disparaît et que Pierre revient lorsque la représentation est terminée. Mais comment celui-ci peut-il être certain qu'à force de se séparer de son identité propre, Dom Juan ne décidera pas de rester pour toujours dans son corps, de le lui voler? Certains metteurs en scène demandent à leurs acteurs d'éprouver les sentiments en même temps que leur personnage.
Ils les incitent même à se mettre dans l'état du personnage, de vivre en permanence ce qu'ils jouent. Ils pensent qu'ainsi le comédien sera juste, puisque le sentiment sera véritable et sincère. Mais ce mode de fonctionnement est dangereux, et il arrive parfois que le comédien qui joue un déprimé, en essayant de trouver sa propre déprime pour la rejouer sur scène, tombe totalement dans la déprime, ou un autre qui joue un personnage odieux qui déteste tout le monde en vienne à détester tous ses collègues. Ainsi, Pierre pourrait devenir le séducteur qu'est Dom Juan, et se causer tous les problèmes de son personnage, agir et réagir exactement de la même manière. Je pense que le comédien qui joue un personnage joyeux ou en colère ne doit pas éprouver ce sentiment en même temps que son personnage, ni revivre ce qu'il a vécu auparavant. C'est son personnage et seulement lui qui éprouve ce sentiment, et donc son travail consiste à chercher la manière de donner à son personnage toutes les clés pour pouvoir être joyeux ou en colère. Le comédien que l'on dit juste ou bon dans son jeu, est d'après moi celui qui maîtrise le mieux ces clés de jeu, celui qui parvient à rendre humain son personnage, en utilisant son expérience des sentiments, sans toutefois les revivre, mais en en créant d'autres, destinés à être vécus exclusivement par son personnage et éventuellement par celui de son partenaire. Ainsi, le comédien parvient à créer de la vie à partir de sa vie et de celle qui l'entoure, mais jamais à partir d'une mort passagère qui serait celle de son individualité, ou de son humanité.
Si l'on met de côté le danger exposé plus haut, cette manière de jouer signifie donc que le spectateur n'appréciera comme humanité que celle que Dom Juan, Hernani, Ruy Blas ou Scapin aura bien voulu laisser au comédien? Le spectateur doit-il se dire qu'il ne voit qu'un personnage sur scène, et non pas un comédien qui joue un personnage? Cette démarche de la mort pour la renaissance n'est-elle pas plus subtile que ça?
On dit souvent qu'il faut toucher le fond pour pouvoir se donner une impulsion et remonter à la surface. Voilà peut-être la vraie démarche de la mort pour la vie au théâtre. Pour pouvoir être juste dans mon jeu, que toutes mes pensées, mes sensations, mes sentiments d'être humain ne viennent pas perturber mon personnage, je vais faire la démarche de les laisser mourir. Je vais tenter de me libérer de mon état présent, positif ou négatif, pour atteindre la neutralité. Pendant un instant, je ne serai plus cet humain plein de sentiments, d'envies, de regrets. Et puis je vais monter sur scène, je vais me laisser envahir par les énergies qui m'entourent, celle de la salle, celle des spectateurs, celle des autres comédiens, celle qui surgit de mon être. C'est à cet instant que mon personnage pourra naître, surgissant du néant que je lui ai offert, profitant de la mort de mon moi individuel pour s'affirmer au temps présent.
Pour moi, le théâtre n'est pas une mort. Jamais je laisserai, ne serait-ce qu'un très bref instant, mon humanité, mon passé, mon identité de côté. Le théâtre est une vie dans la vie. Lorsque je décide que je ne suis plus seulement moi Camille comédien mais aussi un boulanger ronchon, celui-ci prend vie sur ma propre vie. Et si je ne veux plus de ce personnage, je peux décider de l'éloigner de moi, et de faire surgir un vieillard. Lorsque je laisserai s'éloigner ce vieillard, il continuera d'exister, à partir du moment où je l'aurai crée. Une heure, un jour ou un an plus tard, je pourrai le faire revenir. Camille aura changé, il aura vécu cette heure, ce jour ou cette année, mais le vieillard aussi. Je ne pourrai pas le faire revenir sur scène exactement dans le même état que lors de son départ. Il aura vécu dans mon corps, dans ma voix, dans ma mémoire, et dans celle du théâtre et des spectateurs. Ignorer tout ce qui se sera passé entre ces deux moments reviendrait à contester le fait que le théâtre est un art vivant. Le comédien est toujours plein de vie, et même si parfois il a l'impression de ne plus rien jouer sur scène, le spectateur continuera de voir un personnage, dans tout ce que le comédien fera. Si, à un moment, mon nez se met à me gratter et que je le touche en oubliant que tout le monde me voit faire, ma théâtralité s'ébranlera. Le public pensera alors "il ne pouvait pas se retenir?" ou "pourquoi il se gratte?". Si le besoin de me gratter est trop important, je devrai trouver comment mon personnage se gratte, et là le public ne se posera pas de question, si cette manière correspond à ce qu'il connaît de mon personnage. J'aurai résolu un problème, un imprévu, en faisant croire que c'était un problème de mon personnage.
Si je laisse mon identité, ma personnalité, mon moi mourir avant de monter sur scène, pour trouver une justesse instantanée de mon personnage, je n'aurai pas la capacité à faire la part des sensations que moi comédien je ressens, et de ce que mon personnage ressent. J'en viendrai à me demander si c'est mon personnage qui dit telle phrase, ou si c'est moi le comédien qui la dit. Je pense que le personnage ne peut naître et s'exprimer qu'en s'appuyant sur l'être que nous sommes, et donc sur notre vie. Oublier ou faire disparaître, même un instant, cette vie, reviendrait à détruire le socle qui permet à mon personnage de surgir, et donc l'empêcher d'évoluer: le socle que je trouverais ne serait pas celui que j'avais avant qui aurait évolué vers aujourd'hui, mais un autre, qui serait peut-être trop différent, et qui me contraindrait à changer totalement de personnage. Je crois qu'il nous est impossible de trouver une vraie neutralité d'où tout peut sortir, notre vie passée sera toujours là, et le travail du comédien consiste à l'utiliser pour en trouver une autre, celle de son personnage, qui évoluera parallèlement au comédien.
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